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lundi 30 mars 2020

[Tesson, Sylvain] La panthère des neiges





 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : La panthère des neiges

Auteur : Sylvain TESSON

Editeur : Gallimard

Année de parution : 2019

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :   

«– Tesson ! Je poursuis une bête depuis six ans, dit Munier. Elle se cache sur les plateaux du Tibet. J'y retourne cet hiver, je t'emmène.
– Qui est-ce ?
– La panthère des neiges. Une ombre magique !
– Je pensais qu'elle avait disparu, dis-je.
– C'est ce qu'elle fait croire.»

 

 

Un mot sur l'auteur :

Sylvain Tesson est nĂ© Ă  Paris en 1972. GĂ©ographe de formation, il multiplie les voyages et les expĂ©ditions dans des conditions souvent extrĂŞmes, dont il rapporte des carnets ou des films.  Ses rĂ©cits de voyage et ses livres de rĂ©flexion ont Ă©tĂ© couronnĂ©s par de nombreux prix littĂ©raires : Prix Goncourt de la Nouvelle et Prix de la Nouvelle de L'AcadĂ©mie Française en 2009, Prix MĂ©dicis Essai 2011, Prix Renaudot 2019.

 

 

Avis :

Infatigable voyageur de l’extrême, l’auteur accompagne le photographe animalier Vincent Munier dans une expédition au Tibet, dans l’espoir d’apercevoir l’une des dernières panthères des neiges.

La narration livre de magnifiques pages sur l’un des espaces encore préservés de la planète, en grande partie en raison de son inaccessibilité et de ses âpres conditions climatiques. Par des températures oscillant entre -20 et -30°C, au coeur de montagnes à première vue désertes offrant des paysages aussi rudes que somptueux, l’équipe d'observateurs doit déployer toutes ses ressources physiques et des trésors de patience, pour guetter indéfiniment, et peut-être vainement, l’apparition de la rarissime reine du camouflage. En attendant, affût après affût, la faune sauvage locale se dévoile peu à peu, poursuivant son cycle perpétuel de vie et de mort sur un territoire en peau de chagrin, de plus en plus menacé par l’activité humaine.

Un désenchantement plein d’auto-dérision imprègne le texte, face à la certitude d’observer un monde sauvage en sursis, décimé par l’irresponsable avidité des hommes, au nom d’un progrès au final sur bien des plans contestable. Empruntant à de nombreuses références tant occidentales qu’orientales, l’auteur nous livre, sur un ton caustique, une réflexion philosophique et spirituelle qui fait si souvent mouche que j’en conserve une collection d’aphorismes record pour une seule lecture.

Ce superbe rĂ©cit d’aventure, qui fait autant rĂŞver que mĂ©diter, frappe Ă  chaque phrase, inoculant l’envie de prendre Ă  son tour le temps d’ouvrir les yeux. Il m’a incitĂ©e Ă  aller dĂ©couvrir avec Ă©merveillement les clichĂ©s de Vincent Munier, dont on sait plus ce qui impressionne le plus : la beautĂ© des sujets ou la technique et la patience qu’il aura fallu pour la capturer. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

On pouvait s’échiner Ă  explorer le monde et passer Ă  cĂ´tĂ© du vivant. (…) DĂ©sormais je saurais que nous dĂ©ambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. (…) Je venais de le comprendre : le jardin de l’homme est peuplĂ© de prĂ©sences. Elles ne nous veulent pas de mal, mais elles nous tiennent Ă  l’œil. Rien de ce que nous accomplirons n’échappera Ă  leur vigilance. Les bĂŞtes sont des gardiens de square, l’homme y joue au cerceau en se croyant le roi. (…) Le sauvage vous regarde sans que vous le perceviez.
 

 
Munier, tristement : — Mon rĂŞve dans la vie aurait Ă©tĂ© d’être totalement invisible.
La plupart de mes semblables, et moi le premier, voulaient le contraire : nous montrer. Aucune chance pour nous d’approcher une bĂŞte.



La vie apparut et se distribua Ă  la conquĂŞte de la Terre. Le temps s’attaquait Ă  l’espace. Ce fut la complication. Les ĂŞtres se ramifièrent, se spĂ©cialisèrent, s’éloignèrent les uns des autres, chacun assurant sa perpĂ©tuation par la dĂ©voration des autres. L’Évolution inventa des formes raffinĂ©es de prĂ©dation, de reproduction et de dĂ©placement. Traquer, piĂ©ger, tuer, se reproduire fut le motif gĂ©nĂ©ral. La guerre Ă©tait ouverte, le monde son champ. Le soleil avait dĂ©jĂ  pris feu. Il fĂ©condait la tuerie de ses propres photons et il mourrait en s’offrant. La vie Ă©tait le nom donnĂ© au massacre en mĂŞme temps que le requiem du soleil. Si un Dieu Ă©tait vraiment Ă  l’origine de ce carnaval, il aurait fallu un tribunal de plus haute instance pour le traduire en justice. Avoir dotĂ© les crĂ©atures d’un système nerveux Ă©tait la suprĂŞme invention dans l’ordre de la perversitĂ©. Elle consacrait la douleur comme principe. Si Dieu existait, il se nommait « souffrance Â».
Hier, l’homme apparut, champignon Ă  foyer multiple. Son cortex lui donna une disposition inĂ©dite : porter au plus haut degrĂ© la capacitĂ© de dĂ©truire ce qui n’était pas lui-mĂŞme tout en se lamentant d’en ĂŞtre capable. Ă€ la douleur, s’ajoutait la luciditĂ©. L’horreur parfaite.


Quelle volontĂ© avait ordonnĂ© l’invention de ces formes monstrueusement sophistiquĂ©es, toujours plus ingĂ©nieuses et toujours plus distantes Ă  mesure que les millions d’annĂ©es passaient ? La spirale, la mandibule, la plume et l’écaille, la ventouse et le pouce prĂ©hensile Ă©taient les trĂ©sors du cabinet de curiositĂ©s de cette puissance gĂ©niale et dĂ©rĂ©glĂ©e qui avait triomphĂ© de l’unitĂ© et orchestrĂ© l’efflorescence.


Occupant le cĹ“ur du Tibet Ă  5 000 mètres de moyenne, ce plateau de fondrières, grand comme la France, assurait la transition entre les Kunlun au nord, et la chaĂ®ne de l’Himalaya au sud. La zone Ă©chappait Ă  l’amĂ©nagement du territoire, nom de la dĂ©vastation des espaces par la technostructure. Personne ne peuplait le territoire, quelques nomades le traversaient. Aucune ville, pas de routes. Des toiles de tente claquant dans les rafales : voilĂ  pour la prĂ©sence humaine. Les gĂ©ographes avaient vaguement cartographiĂ© ce dĂ©sert d’altitude, reproduisant sur des cartes du XXIe siècle les itinĂ©raires fugaces d’explorateurs du XIXe siècle. Il aurait Ă©tĂ© bon de signaler l’existence de ce plateau aux esprits pleurnichant sur « la fin de l’aventure Â». Ces âmes mortes geignaient : « Nous sommes nĂ©es trop tard dans un monde sans secrets. Â» Pour peu qu’on les cherchât, les zones d’ombre existaient encore. Il suffisait de pousser les bonnes portes conduisant aux bons escaliers de service. Le Chang Tang offrait l’échappĂ©e. Mais quel effort pour l’atteindre !


Avec Munier, je commençais Ă  saisir que la contemplation des bĂŞtes vous projette devant votre reflet inversĂ©. Les animaux incarnent la voluptĂ©, la libertĂ©, l’autonomie : ce Ă  quoi nous avons renoncĂ©.


L’une des traces du passage de l’homme sur la Terre aura Ă©tĂ© sa capacitĂ© Ă  faire place nette. L’être humain avait rĂ©solu la question philosophique de la dĂ©finition de sa nature propre : il Ă©tait un nettoyeur.



Les versants se strient de veinures noires, coulĂ©es de l’encrier de Dieu qui aurait posĂ© sa plume après l’écriture du monde. 



Thermomètre Ă  – 20 Â°C. Nous autres, les hommes, Ă©tions condamnĂ©s Ă  ne faire que passer en ces endroits. La majeure partie de la surface de la Terre n’était pas ouverte Ă  notre race. Faiblement adaptĂ©s, spĂ©cialisĂ©s en rien, nous avions notre cortex pour arme fatale. Elle nous autorisait tout. Nous pouvions faire plier le monde Ă  notre intelligence et vivre dans le milieu naturel de notre choix. Notre raison palliait notre dĂ©bilitĂ©. Notre malheur rĂ©sidait dans la difficultĂ© de choisir oĂą demeurer.



Nous n’étions pas des ĂŞtres « privĂ©s d’instincts Â», comme le professaient les philosophes culturalistes, nous Ă©tions au contraire encombrĂ©s de trop d’instincts, contradictoires. L’homme souffrait de son indĂ©termination gĂ©nĂ©tique : le prix Ă  payer Ă©tait l’indĂ©cision. Nos gènes ne nous imposant rien, il nous restait Ă  choisir entre tous les possibles offerts Ă  notre volontĂ©. Quel tournis ! Quelle malĂ©diction que de pouvoir tout embrasser ! L’homme brĂ»lait de faire ce qu’il redoutait, aspirait Ă  transgresser ce qu’il venait de bâtir, rĂŞvait d’aventures une fois rentrĂ© chez lui mais pleurait PĂ©nĂ©lope dès qu’il naviguait. Capable de tous les embarquements possibles, il se condamnait Ă  n’être jamais content. Il rĂŞvait de l’« en mĂŞme temps Â». Mais l’« en mĂŞme temps Â» n’est pas biologiquement possible, ni psychologiquement souhaitable, ni politiquement tenable.
(…)
Les gĂ©nies de l’humanitĂ© Ă©taient des hommes qui avaient choisi une voie unique, sans dĂ©vier. Hector Berlioz voyait dans l’« idĂ©e fixe Â» la condition du gĂ©nie. Il soumettait la qualitĂ© d’une Ĺ“uvre Ă  l’unitĂ© du motif. Si l’on voulait passer Ă  la postĂ©ritĂ© mieux valait ne pas butiner.



DĂ©finition de l’homme : crĂ©ature la plus prospère de l’histoire du vivant. En tant qu’espèce, rien ne le menace : il dĂ©friche, bâtit, se rĂ©pand. Après s’être Ă©tendu, il s’entasse. Ses villes montent vers le ciel. « Habiter le monde en poète Â», avait Ă©crit un poète allemand au XIXe siècle1. C’était un beau projet, un vĹ“u naĂŻf. Il ne s’était pas rĂ©alisĂ©. Dans ses tours, l’homme du XXIe siècle habite le monde en copropriĂ©taire. Il a remportĂ© la partie, songe Ă  son avenir, lorgne sur la prochaine planète pour absorber le trop-plein. BientĂ´t, les « espaces infinis Â» deviendront sa vidange. Il y avait quelques millĂ©naires, le Dieu de la Genèse (dont les propos avaient Ă©tĂ© recueillis avant qu’il ne devĂ®nt muet) s’était montrĂ© prĂ©cis : « Soyez fĂ©conds, multipliez, remplissez la Terre, et l’assujettissez Â» (1,28). On pouvait raisonnablement penser (sans offenser le genre clĂ©rical) que le programme Ă©tait accompli, la Terre, « assujettie Â», et qu’il Ă©tait temps de donner repos Ă  la matrice utĂ©rine. Nous Ă©tions huit milliards d’hommes. Il restait quelques milliers de panthères. L’humanitĂ© ne jouait plus une partie Ă©quitable.



Il restait 5 000 panthères dans le monde. Statistiquement, on comptait davantage d’êtres humains vĂŞtus de manteaux de fourrure.


On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un rĂ©sultat. Au « tout, tout de suite Â» de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais Â» de l’affĂ»t. Ce luxe de passer une journĂ©e entière Ă  attendre l’improbable !
Je me jurais, une fois rentrĂ© en France, de continuer Ă  pratiquer l’affĂ»t. Nul besoin de se trouver Ă  5 000 mètres dans l’Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable Ă©tait de toujours procurer ce qu’on exigeait de lui. Ă€ la fenĂŞtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forĂŞt ou sur le bord de l’eau, en sociĂ©tĂ© ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse. On ne l’aurait jamais notĂ© si l’on ne s’était pas maintenu aux aguets. Et si rien n’arrivait, la qualitĂ© du temps passĂ© s’était trouvĂ©e accrue par l’attention portĂ©e. L’affĂ»t Ă©tait un mode opĂ©ratoire. Il fallait en faire un style de vie.



Ce matin-lĂ , l’attaque Ă©choua. Une chèvre bleue dĂ©tecta la panthère et sa convulsion alerta l’ensemble du troupeau. Ă€ ma surprise, les caprins ne s’enfuirent pas mais se tournèrent vers le fauve, de face, pour lui signifier que l’approche Ă©tait Ă©ventĂ©e. Surveiller la menace protĂ©geait le groupe. Leçon donnĂ©e par les chèvres bleues : le pire ennemi est celui qui se cache.



Les grottes avaient constituĂ© la gĂ©ographie matricielle de l’humanitĂ© dans ses lamentables dĂ©buts. Chacune avait abritĂ© des hĂ´tes jusqu’à ce que l’élan nĂ©olithique sonne la sortie d’abri. L’homme s’était alors dispersĂ©, avait fertilisĂ© les limons, domestiquĂ© les troupeaux, inventĂ© un Dieu unique et commencĂ© la coupe rĂ©glĂ©e de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, Ă  l’accomplissement de la civilisation : l’embouteillage et l’obĂ©sitĂ©. On pourrait modifier la pensĂ©e B139 de Pascal – Â« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre Â» â€“ et trouver que le malheur du monde dĂ©buta quand le premier homme sortit de la première grotte.



En ce dĂ©but de siècle 21, nous autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la SociĂ©tĂ© zoologique britannique Ă©tablissait Ă  60 % la proportion d’espèces sauvages disparues en cinq dĂ©cennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprĂŞtait Ă  franchir la barre des dix milliards d’individus. Les plus optimistes se fĂ©licitaient de la possibilitĂ© d’un globe peuplĂ© de quatorze milliards d’hommes. Si la vie se rĂ©sumait Ă  l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective Ă©tait encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de bĂ©ton connectĂ©s au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l’on demandait Ă  notre passage sur la Terre sa part de beautĂ© et si la vie Ă©tait une partie jouĂ©e dans un jardin magique, la disparition des bĂŞtes s’avĂ©rait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait Ă©tĂ© accueillie dans l’indiffĂ©rence. Le cheminot dĂ©fend le cheminot. L’homme se prĂ©occupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme un autre. 



Il est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes.


Elles (les bêtes) appartenaient aux origines dont la biologie nous avait éloignés. Notre humanité leur avait déclaré une guerre totale. L’éradication était presque finie. Nous n’avions rien à leur dire, elles se retiraient. Nous avions triomphé et bientôt, nous autres humains, nous serions seuls, à nous demander comment nous avions pu faire le ménage aussi vite.
(…)
La Terre avait été un musée sublime.
Par malheur, l’homme n’était pas conservateur.



Nous atteignîmes le parc. La fête foraine était réussie. Les manèges moulinaient, les haut-parleurs pulsaient, la vapeur des beignets enveloppait les clignotements. Même Pinocchio aurait été dégoûté. Les panneaux n’omettaient pas d’afficher la propagande du Parti. Le peuple chinois avait perdu sur les deux tableaux. Politiquement, il subissait la coercition socialiste. Économiquement, il tournait dans la lessiveuse capitaliste. Il était le dindon à deux têtes de la farce moderne, marteau et algorithme sur le fanion.

 

 

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