jeudi 2 mai 2019

[Tixier, Jean-Christophe] Les mal-aimés






J'ai beaucoup aimé

Titre : Les mal-aimés

Auteur : Jean-Christophe TIXIER

Année de parution : 2019

Editeur : Albin Michel

Pages : 336








 

Présentation de l'éditeur :   

1884, aux confins des Cévennes. Une maison d’éducation surveillée ferme ses portes et des adolescents décharnés quittent le lieu sous le regard des paysans qui furent leurs geôliers.
Quand, dix-sept ans plus tard, sur cette terre reculée et oubliée de tous, une succession d’événements étranges se produit, chacun se met d’abord à soupçonner son voisin. On s’accuse mutuellement du troupeau de chèvres décimé par la maladie, des meules de foin en feu, des morts qui bientôt s’égrènent… Jusqu’à cette rumeur, qui se répand comme une traînée de poudre : « ce sont les enfants qui reviennent. » Comme si le bâtiment tant redouté continuait de hanter les mémoires.
Porté par une écriture hypnotique, le roman de Jean-Christophe Tixier, portrait implacable d’une communauté rongée par les non-dits, donne à voir plus qu’il ne raconte l’horreur des bagnes pour enfants qui furent autant de taches de honte dans l’Histoire du XXe siècle.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean–Christophe Tixier est né en 1967. Créateur du salon polar de Pau « Un Aller-Retour dans le Noir », il est également un auteur jeunesse reconnu (une vingtaine de titres salués par la critique). Il vit actuellement entre Pau et Paris.

 

 

Avis :

Sur ce plateau perdu des Cévennes, ils sont une poignée, en ce tout début de 20e siècle, à s’échiner jour après jour, jusqu’à l’usure, contre la terre et le climat, pour une maigre et bien incertaine subsistance. Cela fait dix-sept ans que le bagne pour enfants qui domine le bourg a fermé, après une enquête sanitaire. Autant de revenus perdus, car bon nombre des paysans, hommes ou femmes, y prêtaient main forte, comme lingère, cantinière ou gardiens. L’austère bâtiment abandonné n’en finit plus de projeter l’ombre du passé sur le village : lorsque le malheur commence à frapper et que se mettent à s’enchaîner les catastrophes, la peur ne tarde pas à échauffer les esprits et à faire resurgir les mauvaises consciences et les souvenirs.

Comme au son d'un glas, chaque chapitre s’ouvre sur un extrait des registres d’écrou de la maison d’éducation surveillée de Vailhauquès, dans l’Hérault : sinistre égrenage des entrées et des sorties, ces dernières toutes en direction du cimetière qui hante tant les villageois. C’est quasiment le seul mais lancinant élément descriptif de cette prison : le reste nous parvient au travers de la mémoire des hommes qui y travaillèrent et  se firent complices des atrocités commises.

A vrai dire, ce n’est pas tant le remords qui semble torturer cette communauté où chacun a contribué à sa manière au sort des petits détenus : y compris l’instituteur qui fit office de pourvoyeur ; le curé, convaincu de l’irrécupérable perversion de ces enfants, pour la plupart illégitimes ou abandonnés ; et même le médecin de passage, diligenté pour enquête sur dénonciation, et qui n’a rien signalé dans son rapport. Ce sont plutôt les superstitions et la crainte du châtiment divin, plus précisément l’effroi de devoir rendre compte au Diable, qui, pour sûr, a maintenant jeté son dévolu sur ce bout de terre, preuves en sont les mauvaises récoltes, la maladie des bêtes et les accidents mortels. Le spectre de la sorcellerie n’est guère loin. Et les hantises de ce genre ne font qu’engendrer de nouvelles violences.

Finalement, les conditions du bagne, aussi choquantes soient-elles, n’étaient, en quelque sorte, que le reflet de celles de l’extérieur : était-elle vraiment plus enviable la vie de ces petits commis de ferme, exploités et battus, à peine nourris, moins bien traités que les animaux dont ils s’occupaient ? C’est tout un ordre social qui a engendré le bagne, comme le résument les propos et les attitudes du curé de ce récit.

La force de ce roman noir et éprouvant est de faire toucher du doigt les conditions sociales et les mécanismes humains qui permirent l’existence des bagnes : tout en sortant de l’oubli le sort dramatique de tous ces enfants rejetés au ban de la société, il plonge le lecteur au fond du désespoir et de la misère, dans les méandres de l’âme humaine dont il explore avec justesse les dilemmes et les lâchetés. (4/5)

 

 

Citations :

– Je m’accuse de pas avoir parlé alors que je savais que les enfants étaient battus, et aussi affamés et… abusés. Je m’accuse d’avoir laissé les hommes de ce village se rendre complices d’évasions pour ensuite récupérer ces gosses et en faire des esclaves. Je m’accuse de pas avoir assez prié Dieu pour qu’Il les aide à redevenir de bons chrétiens. Je m’accuse de pas avoir parlé quand les inspecteurs de l’État ils ont posé des questions sur qu’est-ce qui se passait dans le bagne. Je m’accuse de… 
Le prêtre fait claquer sa langue à plusieurs reprises pour faire cesser son emballement.
– Tout émoi excessif est mauvais conseiller, tempère-t-il d’une voix trop douce. (…)
Ces jeunes venaient des rues où ils vagabondaient sans retenue, sans pudeur, et plus profondément pervertis encore qu’ils ne le paraissaient extérieurement. Croyez-moi. Ils ne savaient que folâtrer, tenir de mauvais discours et se corrompre les uns les autres. Aussi, il fallait agir. Ce « bagne », comme vous l’appelez, n’était qu’un lieu de rééducation où le travail, l’effort et la discipline formaient un socle précieux pour les remettre dans le droit chemin. 
– Mais… tous ces abus ? proteste timidement Jeanne.
– Pour bon nombre d’entre eux, il s’agissait d’orphelins ou d’enfants illégitimes de filles-mères, abandonnés dès leur naissance. Qui d’autre pouvait accomplir cette œuvre que les religieux et l’État ? S’ils étaient sous la garde de personnes qui avaient soin de les diriger dans les chemins du ciel, je n’ai rien à redire. Quand un jeune laisse entrevoir une ardeur martiale, montre un caractère dur ou cruel, est porté aux querelles et au carnage, ou que ses mœurs sont déplorables, il faut lui mettre un frein énergique. C’est saint Léonard qui nous l’enseigne. Notre rôle était de les rendre vertueux. De tout le reste, advienne que pourra, pourvu que leurs âmes soient sauvées.

Il a sondé le regard du bougre, y a lu de la terreur. S’il l’avait questionné, le paysan lui aurait parlé du diable, qu’il aurait mêlé dans la même phrase au malin et au démon. Leur nouvelle trinité. 
Des sottises que le curé balaie d’un simple revers de manche. Mais il ne peut s’empêcher de faire un lien avec l’ouvrage qu’il est en train de lire. La Grève générale et la Révolution, d’un certain Aristide Briand. Il jette un œil au livre posé devant lui. Le curé sait parfaitement que tous ces slogans, ces formules virulentes, ces discours enflammés trouvent un écho parmi la population peu éduquée et ouvrent la voie à la déchristianisation. Les nouvelles alarmistes s’accumulent depuis des semaines. On ne compte plus les agressions contre les prêtres. À ce rythme, il y aura bientôt des morts. Le monde vacille. Le chaos gagne. L’Église recule. La République s’émancipe. On dit même que les radicaux ont sous le coude un texte de séparation de l’Église et de l’État. Qu’ils remportent les élections, et l’humanité tout entière plongera dans l’abîme. Abismus, répète-t-il mentalement. Alors oui, il fait un parallèle avec ce chaos qui menace tous ces bougres. Quel peut bien être le devenir d’un monde où les humains se mettent à craindre le diable plus fort que Dieu ? Un monde où les autorités prétendent pouvoir avancer en se passant du soutien de l’Église ? 


Le chagrin des autres ne le touche pas. Il le trouve mesquin. Et même vulgaire. À quoi bon s’épancher dans des larmes, laisser le désespoir mordre son cœur, puisque le disparu ne fait que devancer ce qui les attend tous ? Morluc ne voit dans le chagrin que la marque infamante de l’égoïsme et de l’orgueil, à moins qu’il ne stigmatise la petitesse et la fragilité des êtres face à l’immensité du vide dans lequel ils finiront par plonger.

Un simple objet que l’on a une fois observé et apprécié, au point de l’acquérir, mais qu’on a ensuite posé puis oublié à force de passer devant sans le regarder. Jusqu’à ce qu’il devienne transparent. Et même invisible. Voilà le souvenir qu’il garde de son père.

Qui a bien pu décider de son sort ? Oh, bien sûr, le curé lui a parlé de Dieu. De sa toute-puissance. Que les derniers seront les premiers. Qu’Il saura pardonner à ses brebis et punira ceux qui se sont éloignés du chemin. Par moments, il lui semble que tout cela n’est que foutaises. Que cette idée de justice divine arrange bien les hommes et ceux qu’elle sert. S’Il veut qu’elle soit la première au paradis, c’est qu’Il doit l’aimer un peu. Alors pourquoi lui infligerait-Il tout ça ? Et s’Il souhaite en punir d’autres, pourquoi les laisserait-Il vivre en paix ?

Elle s’est contentée de ce refus, a renoncé à réitérer sa demande. Comme pour le reste. Renoncer. Encore et toujours. Elle ressemble à ces plaques de givre, l’hiver, qui reculent à mesure que le soleil avance.

Ça veut dire qu’ils étaient là pour qu’on leur mette un peu de plomb dans la tête. Ce n’était pas une mauvaise chose. On était censé leur apprendre un métier. L’État les plaçait, versait une somme pour leur entretien. Le propriétaire a vu là une main-d’œuvre corvéable à merci, qu’il suffisait de battre pour qu’elle travaille et se taise. Et comme cela ne suffisait pas, il a commencé à faire des économies sur la nourriture. Il lui raconte la soupe claire comme de l’eau. Le pain sec les bons jours. La terre que certains mangeaient pour se remplir le ventre. 



Le coin des curieux :

Longtemps après la loi de 1791 fixant l’âge de la minorité pénale à seize ans (repoussé à dix-huit ans en 1906), enfants mineurs et adultes sont enfermés ensemble dans les maisons de détention. Afin d’éviter la propagation de la criminalité organisée, la Monarchie de Juillet (1814-1848) décide de séparer les jeunes des adultes dans des quartiers distincts, puis de créer des prisons réservées aux mineurs. C’est ainsi que s’ouvre à Paris, en 1836, la toute première maison d’éducation correctionnelle : la Petite Roquette, qui se veut un lieu de rééducation pour les jeunes, en leur permettant d’apprendre un métier – on peut trouver dans les cellules des métiers à tisser par exemple -, et en pratiquant l’isolement cellulaire, censé permettre de méditer ses crimes et favoriser la moralisation.

Une alternative à l’enfermement cellulaire voit le jour en 1839, avec la fondation, d’origine privée, de la première colonie pénitentiaire agricole pour enfants. Il s’agit d’éloigner les enfants vagabonds et voleurs des villes et de la société industrielle en plein essor, de les redresser moralement et de les rapprocher de Dieu en leur faisant travailler la terre.

En 1850, une loi officialise et généralise les colonies, publiques ou privées.
Les conditions de détention y sont tellement épouvantables que, dans les années 1920-30, la presse commence à parler de bagnes pour enfants. En 1927, les colonies deviennent par décret des maisons d’éducation surveillée, où les « pupilles » sont surveillés par des « moniteurs », sans toutefois que les méthodes, répressives et violentes, changent.

Le scandale éclate en 1934, au lendemain de l’évasion collective des enfants du bagne de Belle-Île, dans le Morbihan, après la violente correction d’un colon qui a osé manger son fromage sans toucher à sa soupe. Aidées par les habitants et les touristes récompensés par une prime de vingt francs par enfant, les autorités rattrapent tous les mutins. La presse s’empare de l’affaire, Jacques Prévert écrit le poème « Chasse à l’enfant », le grand public ouvre les yeux. Il faut attendre 1946 pour que les bagnes soient réformés. Certaines structures et le personnel restent en place quelques dizaines d’années mais dans des conditions d’hygiène et de discipline sensiblement améliorées. Le bagne de Belle-Île, renommé colonie pénitentiaire pour enfants, ne ferme ses portes qu’en 1977.

En ce qui concerne l’établissement de Vailhauquès, dans l’Hérault, dont il est question dans Les mal-aimés, il accueille de 1860 à 1884 environ 1850 enfants de 8 à 18 ans. Ils y travaillent la terre, défrichent les bois, construisent des routes. 300 en sont morts et reposent aujourd'hui dans un cimetière d’enfants nommé "le bois des enfants morts". Des autres, il ne reste aucune trace... 


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WARD Jesmyn : Le chant des revenants 





2 commentaires:

  1. Toujours plaisant et intéressant ce coin des curieux. Merci !

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    1. Je suis ravie de votre intérêt pour cette rubrique. A bientôt pour d'autres découvertes...

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